04 octobre 2011

London (1994) & Robinson in Space (1997) | Patrick Keiller


(Désolé, pas de sous-titres.)


(Pas de sous-titres non plus. Et cela semble être une version courte du film.)

Les deux films sont distribués en DVD en France par ED Distribution.
Un article sur le site de Fluctuat.
Un billet consacré à Patrick Keiller et à Paul Scofield (la voix du narrateur) sur le toujours magnifique blog Norwich.



Entretien avec Patrick Keiller (Source : ED Distribution)

Robinson dans l’espace est sorti début 1997, mais cela faisait plusieurs années déjà que vous y travailliez...
La première projection publique de London a eu lieu à Berlin en 1994. Je suis arrivé au festival avec deux paragraphes, prémices d’une suite, dont le sujet était le capitalisme de gentleman anglais. Le film ayant été bien accueilli, on m’a proposé de passer une année en résidence en Allemagne, et le projet a alors évolué pour devenir une comparaison entre l’aspect du sud de l’Angleterre, resté rural, et celui des paysages où les formes industrielles ont toujours fait partie de la culture.

L’Europe centrale devait donc servir de contrepoint ?
J’aime explorer le lien entre les choses subjectives, qui transforment la vision de ce qui existe réellement (à la manière du surréalisme) et l’activité des concepteurs, architectes, industriels qui produisent de nouvelles choses. London a été une entreprise visant à transformer la vision de son sujet, de même que Robinson dans l’espace, où il est question de production, de la production de nouveaux espaces et de la production d’objets. L’Angleterre est intéressante en ce sens que la société, la culture, se désintéressent largement de la production de leurs propres objets. Ce qui n’est pas le cas en Allemagne, par exemple. Pas encore du moins, car ce n’était pas le cas ici non plus quand j’étais enfant.

Comment Robinson dans l’espace et London sont-ils liés ?
Eh bien, London est l’enquête de quelqu’un qui s’appelle Robinson, et le bon accueil critique et public du film en a suggéré un autre dans lequel il fait une nouvelle recherche dont le sujet n’est pas Londres. Il prédit dans London qu’il va perdre son travail et dans le synopsis que j’avais emmené à Berlin j’avais écrit qu’en conséquence: « Il quitte Londres, devient un étudiant itinérant du paysage anglais, de son économie et de la sexualité de ses habitants. Il va voir les endroits dont on parle constamment dans les révélations sur le trafic d’armes: des ports peu connus, des usines cachées dans les ruelles des Midlands de l’ouest. Il lit Borges, ‘Le Jardin des sentiers qui bifurquent’. Il aimerait devenir espion, mais ne sait pas trop qui contacter. » Il y a d’autre part à la fin de London une phrase: « La véritable identité de Londres est dans son absence. » A laquelle le spectateur pourrait répondre: « Absence de quoi ? » Londres s’est développée en tant que ville portuaire mais cette activité n’existe pratiquement plus aujourd’hui. Elle continue autre part et Robinson dans l’espace est une tentative de localisation de quelques-unes de ces activités économiques qui n’existent plus à Londres. Il y avait toutes ces questions : comment le Royaume-Uni paie-t-il ses importations ? Existe-t-il toujours un secteur industriel qui exporte, et si oui quel est-il ? D’où sont importés tous les objets visibles, et pourquoi ne les voit-on jamais nulle part avant qu’ils soient disposés dans les vitrines ? Je me souviens des camions et de leurs chargements de frigos Prestcold, quand j’étais enfant, mais aujourd’hui plus rien n’est visible avant l’arrivée au magasin. Comment arrivent-t-ils là ? Où débarquent-ils ? A Felixstowe ? A Southampton ? Mais où sont les ports du pays ? Où se trouvent les emplacements géographiques des importations et des exportations ? En même temps que le projet anglo-allemand, j’avais un plan de secours, celui qui a en fait retenu l’attention de la BBC : un tour de l’Angleterre à la manière de Defoe. Mais, dans les deux cas, l’idée était de bâtir une vision de l’économie du sud de l’Angleterre: beaucoup de gens riches vivant dans une architecture suburbaine, allant chez John Lewis dans une voiture importée pour acheter de l’électronique grand public et tout le tralala. Tout ça ayant été fabriqué autre part mais on ne sait pas où... Même si, bien sûr, c’est peut-être au Pays de Galles.

Le Pays de Galles est une sorte de Japon...
Oui, j’avais déjà le pressentiment que mes impressions sur l’économie anglaise étaient totalement dépassées et plus liées aux années 80. Il y a au début du film une citation du Portrait de Dorian Gray : « Seuls les êtres superficiels ne jugent pas sur les apparences. Le vrai mystère du monde est le visible, non l’invisible. » Les apparences par lesquelles le spectateur est invité à juger sont initialement la dégradation de l’espace public, l’extension de la pauvreté visible, l’absence des produits britanniques dans les magasins et sur les routes, et le conservatisme culturel de l’Angleterre. L’idée que se fait Robinson de l’industrie du Royaume-Uni remonte à ses souvenirs de l’effondrement du début des années Thatcher. Il part de l’idée que la pauvreté et la dégradation sont le résultat d’un échec économique, et que cet échec économique est le résultat de l’incapacité du Royaume-Uni à produire des produits de consommation désirables. Il croit, d’autre part, que ceci à à voir avec ce qui émane du centre de l’Angleterre, qu’il voit comme un paysage de plus en plus marqué par la répression sexuelle, l’homophobie et les fréquents plaidoyers en faveur de l’enfance maltraitée. En même temps, il est vaguement conscient que le Royaume-Uni est toujours la cinquième plus grande économie en terme d’échanges et que les Britanniques, et même les Anglais, notamment les femmes et les jeunes, ne sont probablement pas aussi sexuellement refoulés, sadiques ou misérables que ce que peut suggérer l’aspect du pays. La narration du film est basée sur une série de voyages dans lesquels ses préjugés sont examinés, certains d’entre eux s’avérant inexacts.

Revenons à cette curieuse réalité qui a fait surface dans les années 80 : ces immenses zones commerciales sur les déviations, ces ports invisibles en ce sens que personne n’y travaille plus, les dockers ayant été remplacés par des containers. Vous montrez beaucoup de barrières, de grillages, de cameras de surveillance, beaucoup d’institutions privées ou privatisées, même des prisons. Êtes-vous partis avec l’idée de trouver quelque chose de précis, ou filmiez-vous ce que vous trouviez sur place ? Viviez-vous comme Robinson, mangeant dans les supermarchés, dormant dans les motels sur le bord de la route ? Est-ce ainsi que le film s’est compose ?
Je crois que, principalement, on voit dans le film ce que nous trouvions. Nous avons peu photographié les villes, en partie parce que nous voyagions en voiture. Mais aussi parce que le sujet était le nouvel espace, et que le nouvel espace se trouve en général en dehors ou en bordure des villes (la ville la plus intéressante, du point de vue du film, est probablement Manchester, et c’est la seule que nous ayons abondamment filmée). Il s’agit d’un espace conçu pour mieux répondre aux besoins du marché. Des zones industrielles ou commerciales, des plates-formes logistiques... Il nous a fallu du temps, au début, pour en trouver des traces. On se demandait où pouvait bien être ce nouvel espace, il n’était pas très visible. Puis ça a changé: à mesure que nous avancions il est devenu plus agressif, les barbelés dressés sur les murs d’enceinte s’aiguisaient. Distinguer une prison d’un supermarché devenait plus difficile, l’atmosphère devenait plus sadomasochiste. Encore une fois, j’avais des idées préconçues à ce propos, l’idée qu’il se passe quelque chose dans la campagne, que c’est une zone interdite. La ville semble globalement plus amicale.

Mais à coté de cette surface contemporaine, qu’on arrive étrangement difficilement a situer, du paysage, reste une très forte présence du passe: les personnages dessines a la craie sur les collines vertes, cerne Abbas, Wilmington... Il s’agit de pauses, de moments de silence, sans commentaire.
Robinson essaie continuellement de reconstruire sa culture, et il cherche des traces dans sa culture qui lui permettront, et qui permettront aux autres, d’y parvenir. La prise de conscience qui conduit Robinson à un comportement fantasque est provoquée par celle que l’apparition de la pauvreté si caractéristique de l’Angleterre moderne est le résultat du succès de son capitalisme et non de son échec. L’impression d’un échec et d’un retard économiques, qui préoccupent tant les esthètes, et particulièrement les gens comme moi qui ont grandi dans les années 60, vient d’un malentendu. Cette impression de déclin qui a limité nos attentes dans ce que l’État pouvait apporter en matière d’éducation, de santé, de retraite, etc., est fausse.

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