29 mars 2012

Claude Gaignebet 1938-2012


Photo : Carlos Bozalongo, 2009.


Philippe-Jean Catinchi, Le Monde, 9 février.

Ethno-folkloriste à la verve vertigineuse, Claude Gaignebet est mort brutalement le dimanche 5 février à son domicile parisien. Il venait d'avoir 74 ans.

Né le 24 janvier 1938 à Damas (Syrie), Claude Gaignebet se définissait d'abord comme le fruit de lectures, lui qui ne cessa jusqu'à sa mort soudaine de travailler sur les corpus qui nourrissaient tant son œuvre que son regard sur le monde. Sa mère enseigne les mathématiques ; son père la métrologie. Mais pour leur fils la définition est tout autre : elle lit Nietzsche, lui Diderot. Elevé au Proche-Orient, le petit Claude découvre à 5ans La Petite Sirène d'Andersen à Beyrouth, les pieds dans l'eau. Adonis, Aphrodite, Hiram, Isis suivent, à Byblos et à Tyr. In situ ou presque.

DU "TIREUR D'OREILLES" AU "GRAND ÉVEILLEUR"

L'arrivée en France, à huit ans, n'en est que plus brutale. Hiver glacial nourri de châtaignes et de pain jaune au collège de Treignac (Corrèze). Dans ce Limousin rude, l'enfant prolonge son exploration de la mythologie grâce à la collection " Contes et légendes " de Nathan. Puis la famille regagne la région parisienne. Fin du parcours primaire à Villeneuve-le-Roi avec des instits qui, au dire de Gaignebet lui-même, " vont du très petit tireur d'oreille au très grand éveilleur ". Il gardera de ces années de formation un goût immodéré de la lecture et un dégoût, tenace et jamais démenti, pour la grammaire et l'arithmétique.

Orienté en section technique au lycée de Montgeron, l'adolescent, malgré les heures d'atelier et de dessin industriel, restera, toujours selon lui, " le pire bricoleur qui soit ". Après l'obtention d'un baccalauréat sciences naturelles, il s'accorde une année en roue libre aux Etats-Unis, à New York et à Burnt Hill (Connecticut). Son destin est tracé. Il vivra comme le poète Henry David Thoreau à Walden, loin de la société, dans une cabane de rondins, cultivant du maïs et jouant de la flûte (un don hérité de son grand-père). Mais le rêve s'interrompt. Retour en France, au sein de la famille à Ablon (Seine-et-Oise alors). Les études parisiennes s'imposent.

Mais toutes les pistes amorcées dans les sciences physiques, chimiques et naturelles tournent court. Deux ans de médecine pour effacer les échecs. Avec un stage à la Salpêtrière et au Kremlin-Bicêtre. Certes, pour avoir ignoré les facettes du pisiforme (un os de la grosseur d'un pois au creux de la paume), Gaignebet ne sera pas médecin, mais ce pois, fut-il chiche, l'obsèdera jusqu'à ce qu'il découvre que c'est l'os-graine d'immortalité dans la tradition soufie. Une revanche qui le console de ces déboires scientifiques. Mieux : le conforte dans l'idée que sa voie est tout autre.

DANS LE BUREAU DU MAÎTRE

Cap sur les Lettres donc. En quelques années, trois licences (psychologie, ethnologie, sociologie). Et des maîtres d'exception en sociologie comme en anthropologie : Roger Bastide, André Le Roi-Gourhan, Georges Gurvitch, Claude Lévi-Strauss, Pierre Bourdieu... Devenu documentaliste pour une maison d'édition, Gaignebet sollicite sa première carte de lecteur de la Bibliothèque nationale. Et le piège se referme ! L'homme, ivre de savoirs, succombe au philtre des usuels qui le ballottent de dictionnaires en glossaires, de la Réserve aux Estampes ou aux Manuscrits. Et pour aggraver la situation, il prend pension chez le grand orientaliste Maxime Rodinson, rue Vaneau, reclus dans une des plus grandes bibliothèques d'érudition de Paris, dort dans le bureau du maître, sur un tapis roulé le matin, quand le maître vient corriger et compléter les pistes du travail de la nuit.

A l'heure du choix du sujet de thèse, quelques hypothèses en balance : le sport ? avec Bourdieu ? Gagné à l'ethnopsychiatrie, Claude Gaignebet choisit "Le Folklore obscène des enfants" sous la direction de Bastide. Jacques Lacan et Georges-Henri Rivière sont au jury. Le travail, d'une écriture si étonnamment vivante pour le genre, est édité en 1974 chez Maisonneuve & Larose (rééd. 2002) Malgré – ou en raison ? – de ce formidable coup d'éclat, la carrière de Gaignebet peine à démarrer. Echecs de ses candidatures au CNRS comme aux Arts et traditions populaires. S'il multiplie les publications dans les revues savantes, y compris celles où on ne l'attend pas (Poétique, Annales, Anagrom), il a du mal à subvenir aux besoins d'une famille – trois enfants qu'il a eus de son épouse Wanda, fille du poète polonais Julian Przybos.

Chargé de cours dans diverses universités parisiennes (Paris-I, -III, -VII, -VIII, -X) et à Strasbourg, il propose des stages de formation à la mythologie et travaille aussi beaucoup pour la radio, compagnon de route du producteur Claude Mettra aux Chemins de la connaissance (France Culture). Mettra qui préface du reste le si stimulant Carnaval, que Gaignebet publie chez Payot. S'inspirant de la méthode calendaire du folkloriste Pierre Saintyves, Claude y explore l'une des liturgies populaires les plus riches et les moins comprises. En un temps où les chaires de folklore n'existent pas en France, cela n'aide pas à obtenir la reconnaissance universitaire méritée.

HANTÉ PAR LA FIGURE DE RABELAIS

S'il obtient finalement un poste de professeur à Nice en 1984 où il exerce son magistère jusqu'en 2002, la grande affaire de Gaignebet devient la figure de Rabelais. François hante littéralement Claude. A plus hault sens, sa thèse sur L'Esotérisme spirituel et charnel de Rabelais, plus de deux décennies avant la lumineuse Lettre à Julien sur Rabelais : Le Tiers Livre et le jeu de l'oie (2007) et La Dégelée Rabelais (2009) atteste, plus encore que la connaissance intime qu'a Gaignebet de du père de Gargantua, la profonde empathie de l'homme pour la philosophie de vie du médecin-conteur. Rien d'étonnant alors à ce qu'il ait cosigné le scénario du beau téléfilm de Hervé Baslé, La Très excellente et divertissante vie de François Rabelais, proposée sur France 2 en juillet 2011.

Un mois plus tard les habitués des Rencontres d'Aubrac retrouvaient comme chaque été depuis 2005 le folkloriste. Sur ces terres où transitent la foi et l'aventure, tous s'émerveillaient de l'art de Gaignebet, sa faconde, sa science inépuisable, l'humour et la science du contrepied qui en faisaient un orateur d'exception. Sa soif de vivre, de communiquer et d'apprendre, inentamée.

Salué par Jean Baumgarten comme " un homme humainement exceptionnel qui a courageusement défendu des disciplines actuellement trop en déshérence, en les portant à leur point d'excellence ", Claude Gaignebet reste un exemple stimulant dans un monde universitaire étriqué où les individualités hors pair n'ont guère de place. En marge par goût et par fatalité, ce chercheur d'exception fut aussi un formidable vivant.





> Entretien paru dans la revue La Métis, automne 1992.


A propos de La Très excellente et divertissante vie de François Rabelais (réalisé par Hervé Baslé, France 2, 2011).

> Apostrophes, Les gros mots, Antenne 2, 2 janvier 1976.

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