Au début les enfants – chacun le sait – ne parlent pas. Ils font des bruits, qui semblent tout à la fois anticiper les sons des langues humaines et s’en distinguer radicalement. Au seuil de former leurs premiers mots reconnaissables, les nourrissons disposent de capacités d’articulation avec lesquelles même le plus doué des adultes polyglottes ne saurait rivaliser. C’est sans doute pour cette raison que Roman Jakobson s’est penché sur le babil des nourrissons, au même titre, entre autres, que sur le futurisme russe, la métrique comparative slave et la phonologie structurale. Dans « Langage enfantin, aphasie et lois générales de la structure phonique » (1), rédigé en allemand entre 1939 et 1941 durant son exil en Norvège et en Suède, Jakobson observe qu’« un enfant est capable d’articuler dans son babil une somme de sons qu’on ne trouve jamais réunis à la fois dans une seule langue, ni même dans une famille de langues : des consonnes aux points d’articulation les plus variables, des mouillées, des arrondies, des sifflantes, des affriquées, des clicks, des voyelles complexes, des diphtongues, etc. » S’appuyant sur les recherches de psychologues formés à la linguistique, Jakobson se voit forcé de constater un fait singulier : au « sommet du babil » (die Blüte des Lallens), on ne saurait poser aucune limite aux pouvoirs phoniques de l’enfant qui gazouille. En matière d’articulation, affirme-t-il, le nourrisson est capable de tout ; il peut produire, sans le moindre effort, n’importe quel son, sans exception, de n’importe quelle langue humaine.
On pourrait dès lors penser qu’avec de telles capacités de parole, l’acquisition d’une langue particulière soit une tâche aisée et rapide pour l’enfant. Mais il n’en est rien. Non seulement la transition entre le babil du nourrisson et les premiers mots de l’enfant n’est pas évidente, mais il apparaît de plus qu’une interruption décisive se produit alors, quelque chose comme un tournant où les capacités phonétiques encore illimitées de l’enfant semblent vaciller. « Les observateurs constatent alors qu’à leur grande surprise l’enfant perd pratiquement toutes ses facultés d’émettre des sons lorsqu’il passe du stade prélinguistique à l’acquisition de ses premiers mots, première étape à proprement parler linguistique. » À vrai dire, une atrophie partielle des capacités phoniques à ce stade n’est pas tout à fait surprenante ; puisque l’enfant se met à parler une seule langue, il n’a évidemment plus l’utilité de toutes les consonnes et voyelles dont il pouvait faire usage auparavant, et il est bien naturel que, cessant d’employer les sons absents de la langue qu’il apprend, il oublie bientôt comment même les produire. Mais quand le nourrisson commence à apprendre une langue, il ne perd pas seulement sa capacité à produire les sons qui dépassent son système phonétique particulier. Le plus « frappant » (auffallend), poursuit Jakobson, c’est que beaucoup d’autres sons communs à son babil et à la langue adulte disparaissent également du langage dont l’enfant dispose ; et ce n’est qu’à ce moment-là que l’on peut considérer que l’acquisition d’une langue a vraiment débuté. En l’espace de plusieurs années, l’enfant va désormais progressivement acquérir les phonèmes qui définissent la forme acoustique de ce qui sera sa langue maternelle, selon un ordre que Jakobson fut le premier à présenter dans sa forme structurelle et stratifiée : commençant, notamment, par l’émission de dentales [...], l’enfant apprendra à prononcer les palatales et les vélaires [...] ; à partir des occlusives et des labiales [...], il acquerra la capacité à former des constrictives [...], jusqu’à s’approprier, à la fin de ce premier processus d’acquisition du langage, sa « langue maternelle », pour employer une expression qui nous est familière, mais dont l’imprécision est manifeste.
Qu’advient-il, entre temps, des nombreux sons que le nourrisson pouvait produire si facilement, et de la capacité qui était la sienne, avant qu’il n’apprenne les sons d’une langue unique, à produire ceux de toutes les langues ? Tout se passe comme si l’acquisition de la langue n’était possible qu’au prix d’un oubli, une sorte d’amnésie linguistique infantile (ou amnésie phonique, puisque ce que le nourrisson semble oublier n’est pas tant le langage qu’une capacité d’articulation apparemment infinie). Se pourrait-il que l’enfant soit si absorbé par la réalité d’une langue unique qu’il abandonne, une fois pour toutes, le domaine illimité mais tout compte fait stérile qui ne contient que la possibilité de toutes les autres ? Ou bien faut-il chercher un éclaircissement du côté de la langue nouvellement acquise : est-ce la langue maternelle qui, s’emparant désormais de son nouveau locuteur, refuse de tolérer en lui ne serait-ce que l’ombre d’une autre ? Tout se complique du fait que le nourrisson ne saurait pas même prononcer ce simple mot, « je », et l’on hésite à lui attribuer, dans son babil comme dans le mutisme qui le suit, la conscience d’un sujet parlant. Il est en tous cas difficile d’imaginer que les sons que l’enfant était capable de produire si facilement ont quitté sa voix pour toujours, ne laissant derrière eux qu’une traînée de fumée. Car, de la disparition du babil, une langue et un être doué de parole émergeront. C’est peut-être inévitable. Peut-être l’enfant doit-il oublier la série infinie de sons qu’il produisit un temps, « au sommet du babil », pour parvenir à maîtriser le système limité de consonnes et de voyelles qui caractérisent une seule langue ; peut-être la perte d’un arsenal phonétique sans limites est-elle le prix à payer pour permettre à l’enfant de conquérir enfin une place légitime au sein de la communauté d’une langue unique. Les langues de l’adulte retiennent-elles quelque chose du babil infiniment varié dont elles émergèrent un jour ? Serait-ce le cas, il ne s’agirait que d’un écho, puisque là où il y a langage, le babil du nourrisson a disparu depuis longtemps, du moins sous la forme qu’il avait prise un temps dans la bouche de l’enfant ne parlant pas encore. Ce ne serait que l’écho d’une autre langue, qui n’en est pas une : une écholalie, vestige de ce babil indistinct et immémorial dont l’effacement a permis la parole.
07 juin 2007
Au sommet du babil | Daniel Heller-Roazen (Vacarme # 32, été 2005)
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