Par Catherine Paoletti.
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Il s’agissait de promouvoir une capitulation élégante – à la française – devant l’ultimatum de la Main invisible, en le présentant comme un rendez-vous incontournable avec la modernité, et même comme l’utopie libertaire ayant enfin atteint l’âge adulte. (…)
L’infatuation et l’esprit de chapelle allaient, comme d’habitude, venir à bout de l’intelligentsia française, qui était un peu le navire amiral de la subversion européenne. Les années 60 avaient été celles du naufrage du « matérialisme dialectique » qui, peu à peu, avait perdu toutes ses griffes ; il avait fallu céder le terrain au « nietzschéisme » qui, à son tour, commençait à s’effriter. Hegel, Marx, Nietzsche n’avaient bien sûr rien à voir avec tout cela, mais toute grande pensée si affûtée soit-elle, périt toujours entre les mains des vestales trop zélées.
Les vestales ne manquaient pas : nietzschéisme vagabond qui errait de Zarathoustra à la CFDT, nietzschéisme mondain pour les plus éveillés – aussi indispensable aux dîners parisiens que l’entremets de la maîtresse de maison – et enfin post-nietzschéisme postmoderne pour les plus demeurés et les plus provinciaux, lassés des « grands récits » et des « luttes ringardes » qu’ils n’avaient jamais eu le courage de mener. Le style Cyber-Wolf, apolitique et blasé, commençait à pulluler : comment résister à la délicieuse frivolité de ceux qui se faisaient fort de « chier sur le négatif », qui croyaient avoir enfin trouvé le secret de la jubilation permanente et prétendaient cultiver des orchidées dans le désert sans trop se préoccuper de l’épineux problème de l’arrosage ? Merveilleux Jardiniers du créatif qui voulaient s’envoler avant d’avoir appris à marcher et qui avaient oublié que la liberté, est aussi la maîtresse concrète – et souvent douloureuse – des conditions de la liberté.
La Contre-Réforme néo-libérale allait prendre sa revanche sans faire de cadeaux au Jardiniers du créatif. Chaque idée, fût-elle la plus généreuse, être impitoyablement retournée comme un gant, ruminée pour resurgir sous la forme d’une réplique cauchemardesque…
Vivre et penser comme des porcs. De l’incitation à l’envie et à l’ennui dans les démocraties-marchés, éditions Exils, 1998.
2 commentaires:
Voilà une avant-dernière chose qui n’est pas qu’une vague critique de la modernité !
Merci de me l’avoir fait connaître.
beaucoup appris
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