Le Tombeau d'Alexandre, 1993 (Guillaume-en-Egypte & Federico Mompou).
Le chat aussi est une personne
Esprit fit naguère cette démonstration (plus aventurée) au sujet de la femme. Nous aimerions la reprendre au sujet du chat, et à l’occasion de ce salon du Chat qui vient de drainer rue Berryer plusieurs milliers de Parisiens à l’âme tendre. Car la presse était grande, la queue débordait les perrons de l’hôtel de Rothschild comme si un seul gros chat s’y abritait, et le défilé dans les salles, les voix feutrées, les temps d’arrêt, évoquaient les visites aux souverains morts. À moitié morts qu’ils étaient, pauvres tounets, tant de chaleur que d’ennui, que d’hommages. Qui vous trouve mauvaise mine vous rend malade. Qui vous traite en momie vous rend momie. Nous n’avons pas de chats, ce sont les chats qui nous ont. Les chats sont des dieux, la forme la plus répandue et plus accessible du dieu, cela est hors de discussion. Mais ne pourrait-on mieux comprendre leur discrétion, leur devoir d’invisibilité, l’effort incessant qu’ils font de s’intéresser à des souris, à des pelotes, à des chattes aussi, pour nous inciter à respecter leur incognito de dieux ? cette exposition et ses fastes nous apparaissaient comme une gigantesque gaffe, celle du valet déguisé qui dit à voix haute « Monseigneur » à son maître déguisé. Et ces chats dans leurs boxes, ainsi reconnus, dénoncés, statufiés, somnambules réveillés, sortilèges interrompus, nous offraient l’aspect hébété de Louis XVI à Varennes. Dans les contes, le prince déguisé en chat, reconnu, disparaît. Ils disparaissaient. Par les seuls moyens qui leur restaient en cette prison : le sommeil, la planque. L’un filait en douce, on le rattrapa (c’était un blanc, il tranchait sur le plancher sombre, il maudissait son père). Un autre griffa un mannequin tremblant (bien fait)). Un autre se cachait sous les voiles de sa cage. Ils étaient pourtant beaux : persans bleus comme la fumée des cigarettes, fumés sans doute par les siamois voisins, aux nez tachés de nicotine comme des doigts – abyssins au poil court, comme des scouts – russes au poil court, comme des russes – et d’autres, au masque de Fantômas, au jabot de Robespierre, au nez de Cléopâtre et le chat bolivien, du genre grenouille-bœuf, dans une vitrine. Mais quoi, les femmes aussi sont belles, et il est relativement mal considéré de les enfermer trois jours dans des cages de verre pour l’admiration des masses. Et cette admiration même, il faudrait l’examiner de plus près. Ignorons les aspects commerciaux, snobs ou bêtifiants de l’affaire. Mais il y a un autre problème, et à peu près complètement escamoté par notre époque, qui est de notre attitude générale envers les animaux. Je serais moins sévère pour la dévotion au chat, la chambre particulière du roi Karoun et la littérature circonvoisine si je n’y voyais qu’une aliénation de l’homme. Il en est d’autres, et de plus graves. Mais l’animal aussi en sort aliéné, et là ça ne va plus. Je suis sérieux : l’humanité a un devoir de dialogue avec la création. Elle s’en tire passablement vis-à-vis des plantes, des éléments du Bon Dieu. Mais vis-à-vis des animaux, une déviation la guette à chaque instant : ne plus les traiter en animaux, au nom du devoir de dialogue avec les animaux, mais en substituts humains. La vieille fille et son perroquet, la divorcée et son chat, Léautaud et sa guenon, trahissent l’humanité, ils trahissent l’animalité aussi. L’odieuse formule de nos cendriers, de nos assiettes : « Plus je vois les hommes, plus j’aime mon chien » contient en germe cette amputation de toute une part du monde créé, cette méprise par laquelle je m’appauvris sans enrichir l’autre. Qui pourrait nous sortir de là ? Entre l’animal-refoulement, l’animal-bébête, le caniche royal, le singe pitre, le chat d’exposition et l’indifférence hautaine que nous témoigne l’animal sauvage, il y aurait une intercession à ménager. Peut-être serait-ce la tâche d’un nouvel ordre religieux. Peut-être serait-il souhaitable que cette tendance naturelle à dialoguer avec les planètes qui semble saisir l’Église à un niveau élevé de la hiérarchie, se consacre, à un niveau plus humble, à la perpétuation des relations simples et pures avec le monde animal – que nous ayons des ordres animaliers comme des ordres herboristes ou musiciens…
Esprit, n° 186, janvier 1952, republié dans Vacarme, n° 56, été 2011.
30/07/12
TaliercioPatrick
Agnès de ci de là Varda (Agnès Varda, 2011), 1/5.
La rétrospective Chris Marker aux Rencontres de la photographie d'Arles (2011) vue par Agnès Varda (Télérama).
Sans soleil (1983).
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