13 juin 2007

Portrait de l’énonciateur en faux naïf | Alain Berrendonner (Semen # 15, 2002)

1. 1. Les figures d’ironie ont été, depuis vingt ans, étudiées et réétudiées sous tous les angles […], si bien que l’on dispose pour les analyser d’un vaste jeu de notions-clefs : antiphrase, mention-écho, polyphonie, contradiction argumentative, etc. Cependant, le nombre même des tentatives de modélisation qui se sont succédé montre qu’aucune de ces notions ne rend compte du phénomène de façon définitivement satisfaisante. Les unes pèchent par manque de généralité (toutes les ironies ne sont pas des antiphrases ni des échos) ; les autres ont une extension trop large, et laissent échapper ce que la figure a de spécifique (toutes les polyphonies ne sont pas ironiques).

1. 2. Par ailleurs, il y a beaucoup d’énoncés que l’on perçoit intuitivement comme ironiques, et qui ne se laissent aisément ramener à aucune des définitions existantes. Celles-ci ne recouvrent donc apparemment pas toute l’extension du phénomène tel qu’il est perçu par les récepteurs. Si l’on entreprend par exemple d’inventorier les traits d’ironie chez Voltaire, on est surpris d’y trouver assez peu de spécimens prototypiques d’antiphrase ou de mention-écho. En revanche, toutes sortes d’autres procédés entrent en ligne de compte. Ainsi, lorsque le narrateur de Candide nous dit :

(1) Après le tremblement de terre qui avait détruit les trois quarts de Lisbonne, les sages du pays n’avaient pas trouvé de moyen plus efficace pour prévenir une ruine totale que de donner au peuple un bel autodafé. (chap. VI)

il n’y a là, sauf à forcer le texte, ni antiphrase, ni écho parodique, ni polyphonie, ni contradiction argumentative, mais une simple ambiguïté, produite en jouant à la fois sur la polysémie du verbe et sur la portée de la négation : ne pas trouver de moyen plus efficace que X peut se comprendre soit comme (i) <juger X suprêmement efficace>, soit comme (ii) <ne pas inventer de meilleur moyen que X>. L’expression fait donc syllepse, ce qui ouvre perfidement le choix entre deux conclusions implicites aussi négatives l’une que l’autre : l’aveuglement ou l’impuissance.

Autre exemple : lorsque dans le Tartuffe de Molière, la servante Dorine dit à Tartuffe :

(2) Et je vais à Madame annoncer par avance
La part que vous prenez à sa convalescence. (Tartuffe I,4)

l’effet ironique ne fait guère de doute. À son origine, on ne trouve cependant rien d’autre qu’une indétermination du contenu sémantique énoncé, la part pouvant être entendu soit comme la grande part, soit comme la faible part. La fréquence de ce genre de faits donne à penser que l’ironie a fondamentalement à voir avec l’ambiguïté, et devrait être envisagée avant tout comme un cas particulier de figure d’équivoque. Le plus constant de ses caractères n’est pas l’inversion de contenu vérifonctionnel ni l’intention de railler, qui lui sont reconnus par la tradition rhétorique (Le Guern, 1976), mais le fait que l’énonciateur adopte un comportement locutoire à double entente.

1. 3. Telle est la piste que je vais suivre dans ce bref article. Je partirai de l’idée qu’il existe une classe de figures dont le point commun est la pratique d’un double jeu énonciatif. Ce procédé consiste à combiner dans une seule et même énonciation des indices aptes à provoquer des inférences divergentes, voire contradictoires, et à entretenir ainsi le doute de l’interprète sur les intentions communicatives de l’énonciateur. Outre l’ironie, entrent principalement dans cette catégorie la syllepse, la prétérition, le paradoxe sui-falsificateur, et ce que Olbrechts-Tyteca (1974) nomme « argumentation autophage » – c’est-à-dire le fait de présenter à l’appui d’une conclusion un argument qui la détruit, comme en :

(3) Pas la peine de m’apprendre le français, je le savons.

Si le propre de ces figures réside dans un comportement locutoire duplice ou non consistant, leur description devient un problème de sémiotique générale. Il faut, pour en comprendre les mécanismes, se placer d’emblée au niveau des actes d’énonciation, et aborder ceux-ci en tenant compte du fait que tous leurs ingrédients ne sont pas des signes linguistiques « à deux faces ». […]

Semen, revue de sémiolinguistique des textes et discours, n° 15, 2002, «Figures du discours et ambiguïté».

1 commentaire:

Anonyme a dit…

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