21 mai 2009

Entretien avec Guy Maddin | Les Fiches du cinéma

Les Fiches du cinéma. Propos recueillis par Michael Ghennam &Roland Hélié, le 4 septembre 2008 (traduits par M. Ghennam).

Commençons par les présentations : qui est Guy Maddin ? Comment est-il devenu cinéaste ?

Guy Maddin : Je n’en ai aucune idée ! Ce n’était pas prévu. Je dois dire que je n’ai jamais rien prévu dans ma vie... J’étudiais l’économie et les mathématiques et pensais travailler dans une banque. Je m’imaginais déjà en pleurs dans le coffre-fort de la banque parce cela ne me convenait pas... Alors j’ai tout arrêté et j’ai adopté ce mode de vie qu’on associe couramment aux adolescents : traîner avec ses amis à la fac, resquiller dans les cinémas... Et puis je me suis dit que j’aimerais faire la même chose : faire des films semblait être une bonne manière de rencontrer des gens ! Certains organisent des dîners, moi ce sont des films ! Je travaille toujours avec la même motivation : il s’agit de créer quelque chose en s’amusant. Avec mes longs métrages, je suppose m’être exprimé à travers eux, avoir déballé ce que j’avais sur le cœur. J’ai toujours été torturé par une douloureuse nostalgie, liée aux occasions manquées. Occasions manquées d’aimer quelqu’un correctement, de dire à certaines personnes qui sont mortes aujourd’hui que je les aimais... D’une certaine manière, je peux leur dire toutes ces choses en réalisant de grands mélodrames.



Vos films semblent nourris d’une grande part autobiographique, l’enfance y occuper une place prépondérante. Quelles relations entretenez-vous avec votre enfance, et plus généralement avec votre passé, vers lequel votre cinéma semble tourné ?

G. M. : Je pense que celui qui songe à son passé ou à ses plus anciens souvenirs devient un poète. Dans vos premières années, vous êtes jeune et ne comprenez pas le monde dans lequel vous évoluez. Cependant, vous commencez à établir des théories sur ce monde. Des théories qui se révèlent fausses, mais qui procurent un sentiment de confusion enivrant. On finit par mélanger cause et effet : par exemple, vous croyez que le printemps arrive parce que votre mère étend son linge dehors. J’aime ces petites associations étranges, cette façon que les enfants ont de voir les choses, d’en déduire que l’une sera une cause et l’autre, un effet. Enfant, on est un peu perdu, tous nos sens sont confus : c’est un peu comme si les couleurs avaient des odeurs, et les bruits une texture. Pour moi, quand vous parvenez à vous rappeler vos premiers souvenirs, les plus étranges, vous devenez un poète. Il est donc très important que je reste lié à mon enfance, car je fais du cinéma à la manière d’un enfant qui dessine : rapidement, avec honnêteté et sans règles ni limitations. Je n’essaie pas de me rappeler mes histoires d’enfance, mais simplement des sentiments et des sensations qu’elles ont provoquées.

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Vous attachez une grande attention au travail de son et de bruitage. Pourquoi sont-ils tellement mis en valeur ?
G. M. : Il s’agit de sons primaires, de la même manière qu’on parle de formes primaires à propos de dessins d’enfants. Par exemple, on retient la forme ronde d’une balle davantage que sa matière. J’ai donc essayé de concevoir la bande-son du film en m’inspirant des écrivains qui, à l’aide de quelques détails, parviennent à faire exister une pièce. Plutôt que saturer la bande-son de tous ces sons que l’œil peut saisir - un personnage décroisant les jambes, ou posant un verre sur une table - et qui sont donc superflus, j’ai essayé de ne conserver que les sons les plus importants, pour mieux les mettre en évidence. Peut-être sont-ils de nature à impressionner les enfants, à trotter dans leur tête bien après la fin du film. Je me souviens qu’étant enfant, je me suis retrouvé isolé sur un bateau à la dérive. Je ne me souviens plus comment j’ai été secouru, seulement d’être rentré à la maison. Mais je n’ai pas oublié les sons et odeurs qui m’environnaient : le bruit du moteur et des vagues, l’odeur de l’essence, le bateau qui tanguait. Si je devais filmer cette scène, je me contenterais de ces bruits, et devrais bien sûr me passer des odeurs ! J’aimerais créer un système, le faire breveter sous le nom de "Select’O’Sound" : il ne sélectionnerait que 2 ou 3 sons qui feraient exister la scène.



Quel rapport particulier entretenez-vous avec les musiques populaires (vous avez tourné un clip pour le groupe Sparklehorse) ? Quelle importance, sur le plan personnel, occupe la musique pour vous ?
G. M. : De toutes les formes d’expression artistique, je pense que la musique est celle qui touche le plus directement le cœur des gens. Vous pouvez écouter une chanson pop, elle vous rendra heureux ou triste, elle se gravera dans votre esprit et, des décennies plus tard, quand vous l’entendrez de nouveau, vous pourrez recréer le souvenir adossé à cette chanson. J’ai toujours rêvé de réaliser des films qui fonctionneraient comme la musique, c’est-à-dire réussir à emprunter ces “raccourcis vers le cœur” qui provoquent instantanément l’émotion. J’ai essayé de trouver de bonnes histoires, d’y appliquer une logique musicale, puis d’y ajouter de la musique qui, pour moi, emprunte ces raccourcis. En ce qui concerne Sparklehorse, je les adore parce qu’à mes yeux leur musique ressemble à des films. Les paysages musicaux qu’ils ont élaborés m’évoquent des scènes habitées d’ombres... Je me souviens de la chanson dont j’ai tourné le clip, It’s a Wonderful Life. Le groupe s’était inspiré d’une nouvelle de Villiers de L’Isle-Adam, sur des vendeuses de fleurs dont les amis volaient des fleurs dans les cimetières. Elles vendaient les fleurs à des Parisiens, le brouillard arrivait et les filles, peut-être des prostituées, avaient l’air de cadavres. À elle seule, la musique suggère une lente métamorphose et une mélancolie qui s’épanouissait comme une fleur... Pour moi, cette chanson était un film à part entière dès le début. Les musiques que je préfère sont très souvent “cinématographiques” à mes oreilles ! J’ai découvert un excellent label, "Symposium Records", accessible sur Internet, qui propose les premiers enregistrements de musique classique. Comme les sources sont anciennes, la musique devient curieuse - un trésor que les frères Quay pourraient collecter - avec sa texture propre et des craquements impossibles à “nettoyer”. Ce sont des petits films chargés d’autant d’histoire que des contes de fées. Mais j’aime aussi écouter les grands compositeurs de bandes originales : Bernard Herrmann, Franz Waxman, Maurice Joubert, compositeur de Jean Vigo parfaitement en phase avec le réalisateur...

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Dans la presse, il est souvent fait mention de l’intérêt que vous portez au cinéma muet. Vous reconnaissez-vous dans ce qui en est dit ?
G. M. : Je n’ai pas d’obsession pour les films muets. Je pense simplement qu’un réalisateur doit avoir à sa disposition le plus d’options possibles. De la même façon qu’un peintre peut utiliser n’importe quelle couleur, voire se passer de peinture, un sculpteur choisir son matériau, un réalisateur peut disposer du silence, des voix, du son synchronisé ou non, de la couleur ou du noir & blanc, de la 3D ou du Scope... Il ne doit pas y avoir de règles, il faut pouvoir faire des mélanges, du moment que c’est au service d’une vision. Il y a des choses que les films muets font mieux que les films parlants et, dans la hâte qui a poussé à l’abandonner, un potentiel énorme a été négligé. Je fais mon choix dans ce vocabulaire tombé en désuétude, j’essaie d’en tirer les meilleurs éléments, de les exploiter. Il ne s’agit pas seulement du cinéma muet, puisque mes films, souvent, sont dialogués. Il s’agit avant tout d’une volonté d’utiliser les vocabulaires filmiques d’époques révolues, et de rappeler aux spectateurs l’existence du muet. Je dois dire également que j’adore les interprétations stylisées propres au cinéma muet. Aujourd’hui, le public pense que l’interprétation des films contemporains est réaliste. Mais elle est tout aussi stylisée que celle des chanteurs d’opéra... Dans 20 ans, on trouvera que le travail des acteurs de 2008 était très stylisé. Dans mes films, les gens retiennent mon utilisation de ce vocabulaire du muet dans le travail de direction des acteurs pour en déduire que c’est un cinéma qui m’obsède. À mes yeux, il faut simplement profiter du style d’interprétation de toutes les époques pour enrichir le film.

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Isabella Rossellini semble prendre une importance grandissante dans votre travail. Est-elle devenue votre “actrice fétiche” ? De manière plus générale, aimez-vous travailler avec les acteurs ?
G. M. : C’est vrai, j’aime travailler avec les acteurs mais elle est unique. À part. Elle donne l’impression de vivre dans deux époques différentes. Quand je regarde à travers une caméra, elle devient, en noir & blanc, Ingrid Bergman dans Les Enchaînés ! Voici quelques années, un éditeur s’apprêtait à engager un nègre pour écrire sa biographie. Elle a rédigé une série de notes... et l’éditeur a découvert qu’elle avait son propre style. Elle peut être une petite fille, un mannequin très sophistiqué, une diva... Son jeu peut être empli de nostalgie, mélancolique, voire... totalement argotique et pornographique ! De surcroît, elle peut être tout cela à la fois, en une seule phrase ! Elle est l’incarnation de tout ce que j’admire chez mes réalisateurs préférés, comme Ernst Lubitsch ou Preston Sturges. Elle a cette capacité, rare, de pouvoir combiner des sentiments contradictoires, comme seuls les grands maîtres savent le faire. Elle essaie aussi de briser cette image lisse de star glamour qui est la sienne, qui la poursuit depuis des années, en cherchant toujours à s’investir dans des projets en marge, où elle peut s’exprimer pleinement. Ajouter qu’elle est superbe et qu’elle règne au panthéon du cinéma par ses parents, et par ses choix : elle a joué dans Blue Velvet, un film tellement important ! On se connaît bien tous les deux, on a vite découvert que lorsqu’il est question de cinéma, on est sur la même longueur d’ondes (elle adore les films de Lon Chaney, tout comme moi). Elle est un peu ma Marlene Dietrich ! Maintenant, il faut que je sois un peu plus comme Josef von Sternberg...

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1 commentaire:

Alexandre Kha a dit…

Merci pour cet entretien. En attendant My Winnipeg qui se fait toujours désirer en France.
http://www.mywinnipeg.co.uk/