« (...) Les victimes font l’objet de compassion, mais ne sont généralement pas perçues comme des sujets de l’histoire. Essentiellement passives, elles jouent un rôle d’écran sur lequel nous projetons notre « humanitarisme ». Alors que les vaincus ont tenté de prendre en main leur destin, même s’ils ont perdu la bataille. Cette distinction est fondamentale pour essayer de déchiffrer le passé, mais les frontières entre ces deux groupes ne sont jamais étanches. Quand on travaille, comme je l’ai fait, sur les génocides, cela apparaît évident. Un enfant gazé à Auschwitz est une victime, alors qu’un insurgé du ghetto de Varsovie est un vaincu, mais les deux participent de la même histoire, puisque le nazisme leur nie, en tant que juifs, le droit de vivre. C’est pour cela que dans toutes les langues, on parle des « victimes » et pas des « vaincus » d’un génocide. Si l’on reprend la définition de la Shoah donnée par George Steiner, on peut qualifier les génocides de « crimes ontologiques » dans lesquels la cible n’est pas exterminée à cause de ses actes mais de son existence. Notre paysage politique, culturel et mental, qui s’est constitué dans le « siècle des génocides », est dominé par la découverte massive des victimes. Aujourd’hui, le regard est porté presque exclusivement sur elles ; depuis une vingtaine d’années, les vaincus ont été oubliés. Et beaucoup de problèmes viennent de là. En France, la rhétorique antifasciste des années 1950, qui ne laissait pas de place pour la mémoire juive, a été remplacée par une « religion civile » de la Shoah qui tend à ignorer le souvenir de la déportation politique, voire, dans le pire des cas, à la criminaliser comme une facette du totalitarisme communiste. En Argentine et au Chili, les crimes des dictatures militaires sont qualifiés de « génocides » et les disparus sont commémorés comme victimes de régimes bafouant les droits de l’Homme. C’est occulter complètement le fait que les disparus sont d’abord des vaincus, car ils étaient tous des militants politiques. (...) »
21 mars 2007
La Mémoire des vaincus | Enzo Traverso, entretien avec Philippe Mangeot & Sacha Zilberfarb (Vacarme)
« (...) Les victimes font l’objet de compassion, mais ne sont généralement pas perçues comme des sujets de l’histoire. Essentiellement passives, elles jouent un rôle d’écran sur lequel nous projetons notre « humanitarisme ». Alors que les vaincus ont tenté de prendre en main leur destin, même s’ils ont perdu la bataille. Cette distinction est fondamentale pour essayer de déchiffrer le passé, mais les frontières entre ces deux groupes ne sont jamais étanches. Quand on travaille, comme je l’ai fait, sur les génocides, cela apparaît évident. Un enfant gazé à Auschwitz est une victime, alors qu’un insurgé du ghetto de Varsovie est un vaincu, mais les deux participent de la même histoire, puisque le nazisme leur nie, en tant que juifs, le droit de vivre. C’est pour cela que dans toutes les langues, on parle des « victimes » et pas des « vaincus » d’un génocide. Si l’on reprend la définition de la Shoah donnée par George Steiner, on peut qualifier les génocides de « crimes ontologiques » dans lesquels la cible n’est pas exterminée à cause de ses actes mais de son existence. Notre paysage politique, culturel et mental, qui s’est constitué dans le « siècle des génocides », est dominé par la découverte massive des victimes. Aujourd’hui, le regard est porté presque exclusivement sur elles ; depuis une vingtaine d’années, les vaincus ont été oubliés. Et beaucoup de problèmes viennent de là. En France, la rhétorique antifasciste des années 1950, qui ne laissait pas de place pour la mémoire juive, a été remplacée par une « religion civile » de la Shoah qui tend à ignorer le souvenir de la déportation politique, voire, dans le pire des cas, à la criminaliser comme une facette du totalitarisme communiste. En Argentine et au Chili, les crimes des dictatures militaires sont qualifiés de « génocides » et les disparus sont commémorés comme victimes de régimes bafouant les droits de l’Homme. C’est occulter complètement le fait que les disparus sont d’abord des vaincus, car ils étaient tous des militants politiques. (...) »
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