01 octobre 2010

L'Individu au 21e siècle | Nicolas Grimaldi, revue Sens Public

Si diverses que puissent être les aptitudes par lesquelles tout individu se distingue d'un autre en naissant, son comportement est aussi déterminé par son milieu biologique qu'il est uniformisé par son milieu social. La Recherche du temps perdu a fort bien montré qu'aucun individu, même le plus génial, n'échappe à son milieu. Si novateurs que soient sa sonate et son septuor, Vinteuil reste dans ses sentiments et ses attitudes un petit bourgeois de Combray, conventionnel, craintif et puritain. Même en s'encanaillant chez Jupien, Charlus ne peut cesser d'être le grand seigneur qui croit honorer Mme Verdurin en invitant ses propres amies à applaudir chez elle le talent de son gigolo. Même dans le lit de Charlus ou du prince de Guermantes, Morel reste d'autant plus le fils d'un valet de chambre qu'il est plus constamment obsédé de ne pas le laisser soupçonner. Quoique Swann eût été un des familiers de la reine de Grèce et du prince de Galles, Odette s'éblouit de recevoir le directeur de cabinet d'un ministre des Postes. A l'inverse, devenue l'amie de Rachel, la duchesse de Guermantes aura changé de personnalité en changeant de milieu. Mais le milieu par lequel se détermine et se caractérise une individualité peut être aussi imaginaire et culturel qu'il peut être physique et géographique. Ainsi la grand-mère du narrateur a-t-elle son véritable milieu dans la compagnie de Mme de Sévigné et de Mme de Beausergent. Ce sont leurs attitudes, leurs réactions, leur sensibilité qui inspirent en effet et modèlent les siennes. Ses comportements, ses sentiments, ses jugements sont inséparables des leurs. Aussi comprend-on qu'il n'a jamais suffi de vivre à la même époque pour être contemporains. Pas plus qu'une paysanne des Pouilles entretenant son feu de tourbe n'était en 1913 la contemporaine de Misia Sert se rendant à la première du Sacre, pas plus un nomade mongol ou un berger andin du 21e siècle n'ont chance d'être contemporains d'un sénateur à Washington ou d'un trader londonien. Sans doute pourraient-ils lire le même journal ou prendre le même avion ; mais, précisément parce qu’ils n'appartiennent pas au même milieu, ils ne le feront pas. Le milieu fait l'individu.

Or les différents régimes politiques constituent autant de milieux différents, auxquels les individus ne peuvent s'adapter qu'en tâchant de s'y conformer. Jusque dans les tyrannies les plus implacables et les plus tatillonnes, toutefois, on a vu des individus refuser de se soumettre. Quoique leur milieu pût à tout moment les supprimer, il ne pouvait pas les réduire. Ce sont les dissidents. Comment serait-ce possible s'il n'y avait dans l'individu une capacité d'initiative et de résistance qui le rend irréductible à son milieu et inassimilable à tous les autres ?

Fondées sur l’égalité théorique des citoyens entre eux, les démocraties offrent théoriquement à tous leurs membres des chances égales d'accéder à toutes les charges. Que chacun y délègue au plus apte la sauvegarde d'intérêts communs, cela a certes pu se concevoir en des villages ou en de minuscules vallées où chacun connaît tous les autres. Comment cela se pourrait-il imaginer de vastes populations, et moins encore de nations où ce sont des partis qui désignent les candidats chargés de les représenter dans les diverses élections ? Connus des chefs de parti, ces candidats sont généralement inconnus de leurs électeurs. On y est donc appelé à voter bien moins pour un individu que pour une entité ou une abstraction, qu'il s'agisse d'une doctrine ou d'un parti. Le régime représentatif ayant délégué à une oligarchie plus ou moins durable le soin des affaires communes, chacun n'y a plus souci que des siennes. Aussi l'individualisme est-il la première conséquence de ce type de démocratie. N'ayant accès aux affaires que pour en être aussitôt déchargé, chacun n'a plus d'autre intérêt que le sien. « Cet individualisme, dit Tocqueville, est un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s'isoler de ses semblables et à se retirer à l’écart avec sa famille et ses amis. » Rien de moins épique ni républicain, en ce sens, qu'une démocratie. Aussi Tocqueville avait-il noté que si « l'individualisme ne tarit d'abord que la source des vertus publiques, à la longue il attaque et détruit toutes les autres. »

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